Les jours passent

Les jours passent. Nous sommes entrés dans l’année nouvelle. J’espère que les fêtes de Noël se sont bien passées pour Clorinde et que sa maman lui a tout pardonné. Mais il est probable que je ne reverrai pas de sitôt l’une et l’autre. Sauf si l’on me rappelle. Si l’on me sonne. En attendant, il est important que je ne perde pas mes quelques « usagers » bien accrochés. Justement, je me rends chez mon P.-D.G. aujourd’hui. Il est accroché plus que personne, on l’a compris, mais par autre chose que la lecture. J’ai pris ma décision et je suis prête. Il faut pourtant que j’essaie de l’amener aux textes littéraires. Si Claude Simon est un peu trop fort pour lui, je peux essayer de le séduire avec Pérec. C’est ce que j’ai décidé de tenter. J’ai pris quelques pages de W. Je les ai lues et relues. Elles sont tout à fait accessibles et devraient pouvoir lui plaire. Je les ai même enregistrées dans la « chambre sonore » et, en ce moment même, pendant que je marche, j’ai un petit walkman aux oreilles qui me permet de réentendre mon texte. La rue en est toute merveilleusement animée et j’efface le bruit des automobiles. En outre, les écouteurs bien ouatés me protègent agréablement les oreilles du froid. Il fait toujours sec et vif.

Tout de suite, je sens que le cher Michel n’est pas très disposé à l’écoute. Il faut pourtant qu’il en passe par là. Je lui vante les mérites de Pérec dont il n’a jamais entendu parler. Nous nous installons et je commence (après lui avoir garanti que dans les dîners, avec un texte pareil, il fera vraiment excellente figure) :

 

« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j’ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari m’adoptèrent.

Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi… »

Il m’interrompt brusquement et je comprends aussitôt qu’il sera difficile d’aller plus loin. Mon histoire à moi… mon histoire à moi… dit-il en bégayant presque, je ne sais pas de quoi parle ce monsieur… mais mon histoire à moi, la mienne, je vous l’ai dit, je me répète, est affreuse, désespérante… à un point que vous n’imaginez guère… cette femme à qui j’avais tout donné, tout sacrifié… et qui m’a lâché… dans des conditions que je ne veux même pas, ne peux même pas évoquer… et maintenant ce vide… et ce monde abominable d’affaires, de conseils d’administration, de repas, de voyages, qui rend ce vide encore plus béant… je n’en peux plus… je ne veux plus rien écouter, entendre… venez ! Je lui demande où. Il me répond : Dans ma chambre. Déjà il est près de moi et tire, sans discrétion excessive, sur mon bras qu’il vient de saisir. Il est clair qu’aujourd’hui il s’est préparé à passer à l’acte. À être rapide et efficace.

Mais comme j’ai déjà accepté à part moi, il n’a pas à livrer grande bataille. Nous voici donc dans la chambre, et bientôt au lit. Je me suis déshabillée vite, peut-être ai-je eu tort, mais en cette saison j’aime me glisser aussi promptement que possible sous les draps et les couvertures. Il est visiblement pris de court et n’ose pas se dévêtir de la même manière. Comme le silence doit lui paraître insupportable, il toussote deux ou trois fois, puis vient s’asseoir sur le bord du lit en me prenant la main. Je suis tellement ému, dit-il, tellement ému… je n’y croyais pas ! Il me tient le poignet comme on ferait d’une personne malade, d’un enfant fiévreux, comme s’il me prenait le pouls, mais il est évident que c’est son pouls à lui qui doit battre très fort. Je lui dis simplement, à mon tour : Venez.

Il se décide enfin à se lever, non sans de grandes hésitations, et il va vers la salle de bains. J’entends couler de l’eau, beaucoup d’eau. Des vêtements qui tombent. Puis un bruit de flacon qu’on manipule, qu’on pose sur le lavabo ou sur le bord de la baignoire, le tapotement d’une main qui doit appliquer un peu d’alcool ou d’eau de lavande sur des joues rugueuses ou des flancs replets. Il revient, une grande serviette blanche roulée autour des reins. Il va vers la fenêtre, tire le rideau. Il hésite encore, ne se décide pas à venir me rejoindre. Il le fait pourtant. À peine est-il dans le lit, j’en sors pour me rendre à mon tour à la salle de bains, avec sa permission. Il me voit traverser la pièce avec une sorte d’ahurissement qui agrandit son regard. Je fais moi aussi couler de l’eau. Je reviens moi aussi la taille drapée dans une serviette blanche que j’ai fortement nouée sur ma hanche. Je fais un détour par la salle de séjour pour en ramener un livre, et même deux livres. Revenant au lit, je dis : Nous allons reprendre un peu de Pérec, et même pourquoi pas de Claude Simon. Je suis assise au milieu des draps, adossée à l’oreiller, je feuillette un de ces livres, j’ai mes lunettes sur le nez. Il est allongé à côté de moi. D’une voix plaintive, il dit : Par pitié, ne soyez pas sadique ! Je lis tout de même quelques lignes. Il m’interrompt : Ah, votre voix ! Tout vient de votre voix ! Elle me pénètre jusqu’au fond des moelles ! Je n’ai jamais entendu une voix comme la vôtre, Marie-Constance ! J’en suis tout frissonnant ! Rendez-vous compte ! Il me prend la main et me la met d’autorité sur sa poitrine : un beau torse, bien tapissé. Comme je la retire il a l’air mécontent, déçu. Il se lève brusquement et déclare qu’il va chercher des cigarettes. Il n’a pas l’air gêné de marcher tout nu à travers la pièce. Il est plutôt beau : bien construit, bien charpenté. Il revient avec son paquet de Marlboro. Il le pose sur la table de nuit, ainsi qu’un briquet et un cendrier. Comme j’ai repris le livre, il s’assoit aussi dans le lit, prend une cigarette et l’allume, sans doute pour manifester sa mauvaise humeur.

Puis, tout d’un coup, ça y est ! Il éteint brusquement sa cigarette dans le cendrier, m’arrache mon livre, mes lunettes et, sans préavis, se jette sur moi. Il m’étreint, m’écrase. Ce qui devait se produire se produit immanquablement. Il a beau me serrer, me presser, m’embrasser partout, sur la bouche, sur les oreilles, dans le cou, sur les seins avec une avidité terrifiante, le résultat est faible. Il s’en rend compte, se retourne brusquement, revient à sa place, une expression pathétique sur le visage. Je le savais, dit-il, je m’en doutais… pourtant tu es si belle, si merveilleuse, si exceptionnelle… c’est précisément parce que je te désire tellement… cette folle impatience… cette impatience de désespéré, de malade… tu dois comprendre que je suis dans la situation de quelqu’un qui n’aurait pas mangé depuis des mois et qu’on met tout d’un coup devant une table somptueuse, un festin royal… il ne peut rien avaler… il meurt de faim… mais son estomac refuse, son gosier refuse… Que lui répondre, sinon : Je suis une table somptueuse ? un festin royal ?

Plutôt que de poursuivre cette conversation, il a préféré se rasseoir dans le lit et reprendre une cigarette. Je lui conseille d’éviter de brûler les draps et commets l’insigne maladresse de lui dire que sa femme aurait dû lui apprendre à ne pas fumer au lit. Non seulement il paraît exaspéré, mais il se lève une fois encore, comme mû par un ressort, pour aller retourner vers le mur une photo de femme – plutôt pimpante, m’a-t-il semblé – qui se trouve sur une étagère, en face du lit. J’oubliais ! dit-il avec une sorte de rage, elle n’a plus rien à faire ici… surtout aujourd’hui ! Puis revenant, tout malheureux, tout triste, tout tragique vers le lit : Mais moi, ai-je affaire encore à quoi que ce soit ? Ai-je à faire encore avec la vie ?

Je lui dis que oui, bien sûr, j’essaie de le réconforter, je le persuade de reprendre place à mon côté. Il le fait, mais avec des signes d’abattement sur le visage. Je ne sais pourquoi il me semble que cet abattement pourrait se transformer à tout moment en violence. Donc, je le rassure en lui affirmant que ce qui lui arrive est tout à fait normal et sans gravité particulière. Il faut simplement qu’il se calme, se relaxe, qu’il détende tout son corps et son esprit, et pour cela un peu de lecture ne pourra que lui être bénéfique. Je suis de nouveau assise, nue, dans le lit. J’ai repris mes lunettes et Pérec. Il m’écoute :

« Une fois de plus les pièges de l’écriture se mirent en place. Une fois de plus, je fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait pas ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert… »

Timidement, mais assez fermement tout de même, il met sa main sur un de mes seins. Mais comme avec distance. Sans aucune fougue ni ardeur, sans aucun mouvement de conquête. À la lettre : posément. Je devine qu’il a besoin a la fois d’audace et de calme. J’abandonne le livre, respire profondément, regarde la chambre circulairement à travers mes faux verres. Une belle pièce aux murs légèrement teintés de rose, avec des appliques noires du plus bel effet. Un mobilier simple, géométrique. Une glace taillée en losange où je me vois et où je vois sa main sur moi. Un tableau, au mur, qui me fait penser à Mondrian. Un superbe téléphone à touches d’un mauve luisant, à portée de lit. Un soliflore de cristal, d’une élégance extrême, près de la photo retournée. Je n’avais pas pris le temps d’observer toutes ces choses. Maintenant je les distingue une à une. La pièce est grande, confortable, ordonnée. La femme de ménage doit être diligente. Nous sommes bien dans ce lit. Mais il faut faire quelque chose. Il doit le penser aussi car la pression de sa main s’accroît sensiblement. En même temps, il me dit d’une voix basse, sourde, un peu étranglée, que j’ai une belle, très belle poitrine.

Je suggère que l’on rejette les couvertures et les draps, car il vaut mieux être découvert que caché pour faire l’amour, pas trop enfoui en tout cas. Et cela peut permettre une meilleure préparation. Bien qu’il ait l’air un peu étonné de ce propos, se demandant sans doute s’il ne dissimule pas un piège, il déclare qu’il est d’accord, mais qu’il serait peut-être bien de monter un peu le chauffage pour que je n’aie pas froid. Il se lève aussitôt et va tourner la roue de réglage du radiateur. Il propose même de brancher un chauffage d’appoint si je le souhaite. Mais je ne le souhaite pas, la pièce est déjà tiède. S’il veut vraiment de la chaleur, je lui offre celle de mon corps. Sans doute le comprend-il, puisque, revenu au lit, il se jette de nouveau sur moi. Mais dans une tentative inversée. Peut-être pour éviter les précédents mécomptes. C’est-à-dire qu’il précipite sa tête sur mon ventre qu’il embrasse, lèche littéralement, avec une violence inouïe, autour du nombril (dont le décentrement ne semble pas avoir été remarqué de lui, n’a pas coupé son élan en tout cas), puis plonge follement, vertigineusement vers mon sexe, enfouit son visage entre mes cuisses que je suis en train d’écarter autant que faire se peut. Une ivresse lentement me submerge, atteint mes reins, va bientôt monter plus haut encore, frapper, déferler comme une vague sur mon cou, ma nuque, mon cerveau. Il est en train de me brouter, de m’absorber avec une vraie démence. Mais j’ai oublié de dire, en me présentant tout à l’heure, que les poils de mon pubis et de mon sexe sont incroyablement frisés et d’une implantation très serrée. Par malchance, un de ces poils a dû mal se placer sur sa langue ou même dans sa gorge car, tout d’un coup, au moment de la plus folle passion, le voilà pris d’une quinte de toux extrêmement dure, comme s’il venait d’« avaler de travers », et c’est malheureusement ce qui s’est sans doute produit. Il redresse la tête, tousse de plus en plus, suffoque, n’arrive pas à reprendre son souffle, et devient si rouge que je commence à m’affoler. Force m’est de retrouver mes esprits et de revenir à une position décente. Je lui demande si je peux quelque chose pour lui, propose de l’accompagner jusqu’à la salle de bains. Nous voici devant le lavabo que je viens d’éclairer et, tandis qu’il tousse toujours, je regarde dans sa bouche, dans sa gorge pour voir si je ne trouve pas le corps étranger qui le gêne si fort. Il me faudrait une torche électrique, et sans doute une pince à épiler, un objet quelconque, pour l’extraire. Je fais comme je peux avec mes doigts, plongeant profond, fouillant profond et sans doute j’arrive à quelque chose, puisque tout d’un coup il paraît soulagé, ne tousse plus, reprend son souffle. Je lui conseille de boire de l’eau, tout de suite. Il remplit son verre à dents au robinet, boit. De toute évidence, cela va mieux.

Il n’a plus l’air de savoir très bien où il est. Ses yeux sont rouges, ses cheveux complètement en désordre. Mais le traumatisme de cet incident semble tout de même l’avoir arraché aux fantasmes, aux obsessions de l’imaginaire et c’est un homme tout à fait détendu et docile que je ramène maintenant dans le lit, le tenant par la main. Il se laisse faire, s’abandonne, et c’est très bien ainsi. Je prends doucement possession de son corps, le caresse de la tête aux pieds, tandis que, les yeux clos, il ne laisse filtrer qu’un léger murmure de plaisir de ses lèvres et, au bout de quelques instants, je n’ai aucune difficulté à m’accroupir sur lui, à le chevaucher amoureusement.

Je me redresse de tout mon buste pour le voir et je me sens splendide, reine, maîtresse. Il respire de plus en plus profondément, halète presque, et le murmure devient comme un bourdonnement sourd. Je lui dis qu’en amour il faut ne rien hâter, faire durer les choses et je lui propose de reprendre la lecture que nous avons interrompue, puisque le livre est là, quelque part sous les couvertures. Je le cherche, le trouve, l’ouvre, lis (bien que j’aie réellement beaucoup de mal à contrôler, à tenir ma voix) :

« W ne ressemble pas plus à mon fantasme olympique que ce fantasme olympique ne ressemblait à mon enfance. Mais, dans le réseau qu’ils tissent, comme dans la lecture que j’en fais, je sais que se trouve inscrit et décrit le chemin que j’ai parcouru, le cheminement de mon histoire et l’histoire de mon cheminement… »

L’initiative ne doit pas être très heureuse. J’en ressens, au creux de moi, de manière non équivoque, les effets négatifs. Il a d’ailleurs trouvé la force de rouvrir les yeux et de les rendre implorants pour me dire : Ah non ! Tout, mais pas la lecture, pas maintenant ! Il a sûrement raison. Le livre disparaît. Tout le reste revient. Je ne sais quoi de béant et de fou est en train de s’installer en lui comme en moi. Je lui demande de tenir les yeux ouverts, le plus longtemps possible. Il me dit que c’est très difficile, comme quand on veut regarder le soleil. J’insiste pourtant, je veux qu’il voie mon visage comme je vois le sien. Il me regarde, je ne sais pas si c’est avec tendresse ou avec douleur. J’engage avec lui une conversation tranquille où j’essaie de lui faire comprendre que les mérites de la lecture ne sont pas aussi étrangers à ceux de l’amour qu’il semble le croire. Il me répond que c’est peut-être vrai, mais qu’en ce moment il m’aime, c’est tout. Il le sait, il en est sûr. J’essaie de ne pas laisser mes traits se dérober, m’échapper, ni ma voix se noyer, je veux garder la vue et la parole. Il ne dit plus rien, lui, il a posé ses mains sur mes hanches, et il appuie de toute la force de ce désespoir qu’il veut être de l’amour. Je mets les miennes sur ses épaules et je lui dis calmement, mon visage planant au-dessus du sien, qu’il ne doit se faire aucune illusion sur mon compte, que je suis venue pour lui lire des livres, comme il l’a demandé, et que je ne reviendrai sans doute que pour cela. Il dit : Très bien, d’accord, d’une voix à peine audible maintenant. Je sens l’immensité de l’arbre du néant, du bonheur et du délire croître en moi. Un balancement s’empare de tout mon corps : les hanches auxquelles il s’accroche maintenant comme à une bouée, les fesses, les reins, les cuisses, tout le dedans. C’est comme un bateau, un voyage. Il ouvre encore les lèvres pour demander que ce voyage ne finisse pas. J’ai le temps de lui annoncer qu’il va finir, comme tous les voyages, avant de renverser ma tête en arrière, dans l’eau profonde.